La route était déserte

23 Décembre 2005 – 22:03 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Où que son regard porta, tout n’était que désert. Et cela ne le dérangeait pas. Il aimait la solitude désormais. Il en avait besoin. Il passa la troisième, accélérant encore, ne se souciant nullement des panneaux de limitations. Un vingt-trois décembre à plus de – il regarda l’horloge numérique – dix heures du soir, la nationale n’avait pas de raison d’être fréquentée par quelqu’un d’autre que lui. De toutes façons, il s’en fichait. Lui, un pauvre mec un peu mal barré pour ce qui était de passer un réveillon agréable et familial.

Il saisit la bouteille à peine entamée de whisky sur le siège de droite. La place du mort réservée à une bouteille de whisky. S’il avait encore été en état de plaisanter, il aurait trouvé cela plutôt cocasse. Il dévissa le bouchon d’un mouvement de pouce et en but deux ou trois gorgées – il n’était plus tellement en état de compter non plus – au goulot. Il la reposa en faisant un écart pour ne pas quitter la route. Pas que ça ait été dangereux: il n’y avait personne et il n’y avait ni barrière ni fossés, mais il tenait tout de même à faire les choses avec un minimum de savoir-vivre.

Il appuya sur l’accélérateur une fois de plus et fonça, décidant de passer la quatrième de sa vieille Austin, laissant un nuage de poussière clair et quelques uns de ses souvenirs dans son sillage.

02 Décembre 2005 – 18:23 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Où que leurs regards portèrent, tout n’était que désert. Il attrapa la bouteille de scotch posée sur les genoux de Scia. Si elle était presque vide, il n’y était pour rien: sa copine avait une bonne descente, comme on dit. Il en but deux gorgées avant qu’elle ne la lui arrache en riant: il allait avoir un accident et les tuer s’il buvait, cet irresponsable. Il s’esclaffa et roula des mécaniques – lâchant le volant – en s’exclamant qu’il n’était jamais bourré, d’abord. Elle se mit à hurler et le força à reprendre le volant – et tu poses les deux mains dessus, bordel ! – tout en ouvrant légèrement sa vitre: elle mourrait de chaud.

Il freina brusquement, se rangea à moitié sur le côté et l’embrassa dans le cou, elle le repoussa en riant, prétextant qu’ils allaient être en retard. Il lui répondit qu’ils n’allaient nulle part et elle rit plus encore en lui murmurant qu’ils allaient êtres en retard pour la fête de Nullepart. Il décréta qu’il se foutait de Nullepart et posa sa main sur sa nuque, pour la soutenir alors qu’il l’embrassait.

Le jour tomba doucement, donnant à leur amour une dimension surréelle, les laissant seuls, au milieu du désert.

23 Décembre 2005 – 23:02 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Où que son regard porta, tout n’était que désert. La bouteille était à moitié vide et, la tête embrumée, il accéléra encore. Il était seul. Trop seul avec des souvenirs qu’il ne parvenait pas à fuir. Il essayait, pourtant, mais il avait beau appuyer sur la pédale d’accélération, rien n’y faisait. Ils étaient là et le poursuivaient, encore et encore. Et encore.

02 Décembre 2005 – 20:43 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Ils ne regardaient pas la route, ils dormaient. Le premier, il s’éveilla et la chatouilla après l’avoir trouvée belle pendant quelques minutes. Elle s’étira, féline et le regarda dans les yeux. Il faillit rougir mais l’embrassa, cela fit passer son léger trouble. Elle mit fin au baiser quelques longues secondes plus tard, reprenant son souffle avec un charmant sourire charmeur. Elle lui sourit à nouveau et repassa à l’avant de la voiture, côté conducteur, cette fois, il soupira et s’installa à la place du mort, sans rechigner. Elle lui assura qu’elle avait dessaoulé et démarra, lui passant la bouteille d’alcool qu’ils avaient abandonnée sur son siège.

Il lui sourit et la regarda passer la seconde, puis la troisième, faire un écart juste pour rire, comme elle le lui expliqua alors qu’il lui criait de regarder la route nom de dieu, qu’ils allaient vraiment avoir un accident. Elle arrêta la voiture, passa par dessus le levier de vitesse et s’installa sur ses genoux, face à lui, lui murmurant ce qu’elle avait envie de faire maintenant.

Il ne dit pas non.

23 Décembre 2005 – 00:15 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Où que son regard porta, il ne vit rien. Les yeux embués de larmes, il revit encore cette nuit passée à boire, conduire et aimer. Il essuya rageusement ses larmes, hurla qu’elle n’avait pas le droit de lui faire ça, que cela n’aurait jamais dû se passer comme ça et finit la bouteille de whisky avant de la jeter par la fenêtre.

02 Décembre 2005 – 02:12 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Où que son regard porta, tout n’était que désert. Il conduisait sans bruit, la laissant dormir, n’allant pas trop vite, il n’avait pas touché à la bouteille de scotch qui restait là, presque vide, sur les genoux de Scia. De sa Scia. Il la vit s’éveiller du coin de l’oeil et fit semblant de ne pas remarquer qu’elle le regardait. Il sentit naître en lui un profond sentiment de bien être. Ils n’allaient nulle part et partout à la fois. Ils n’avaient pas d’horaires, pas d’obligations, pas de rêves pour les emprisonner dans un chemin. Ils étaient juste libres. Trop libres, peut être.

Elle le regardait avec fierté, il le sentait. Il sentit aussi sa main sur son torse et sourit, lui murmurant de ne pas le déconcentrer: il conduisait. Elle rit: comme s’il faisait attention à la route. Elle remonta la couverture sur ses épaules, déboucla sa ceinture et, encore un peu sous l’empire de l’alcool, elle repassa par dessus le levier de vitesse et tenta de s’installer sur ses genoux. Il lui cria qu’ils allaient avoir un accident, elle lui répondit qu’il était parano, qu’il n’y avait personne.

Il y avait quelqu’un. Et c’était un semi-remorque. Il n’eut pas le temps de freiner. Elle mourut sur le coup, lui, il avait sa ceinture. Une chance. Ou presque.

23 Décembre 2005 – 02:12 – Désert du Nevada

La route était déserte et s’étendait à perte de vue.

Mais il n’y avait plus personne pour le constater.

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